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Le Noë l du Conservateur un contre proposé par ©Michelle Martinelli

Rapporté par

samedi 13 décembre 2003, par Mireille-Caroline

Un petit chapeau blanc et pointu coiffait l’enseigne suspendue au dessus de la porte. La neige avait remplacé la pluie, s’amoncelant sur les trottoirs autour du vieux bâtiment de brique rouge qui abrite la S.P.M, la Société Protectrice des Manuscrits. J’en suis àla fois le conservateur, le gardien et l’homme àtout faire, ainsi l’a voulu cousin Adhémar dans son testament. Fervent admirateur de l’écrivain Richard Brautigan, cousin Adhémar avait consacré une grande partie de sa fortune àdonner vie àl’étrange bibliothèque décrite par Brautigan dans un de ses livres*. Une bibliothèque où les livres sont déposés exclusivement par leurs auteurs. Une bibliothèque où l’on ne peut rien emprunter. Une bibliothèque sans lecteurs.

On ne m’avait rien apporté depuis plusieurs jours, mais cela n’avait rien àvoir avec le mauvais temps. De mémoire de conservateur, il n’y avait jamais de dépôt pendant la semaine de Noë l. Les écrivains chargés de famille étaient bien trop occupés àficeler la dinde et saouler leur belle-mère, ou le contraire, pour s’occuper de leurs manuscrits. Quant aux solitaires, cette période entraînait une sorte de pénible état introspectif et végétatif qui ne se calmerait qu’àgrands renforts de médecines diverses. De préférence servies dans un grand verre avec des glaçons.

Je réservais d’ordinaire cette période de repos forcé àde menues améliorations ; porte-parapluie ou système de tickets pour les périodes d’affluence. J’en profitais aussi pour faire un peu de ménage, époussetant étagères et livres. La grande majorité des manuscrits déposés consistait en liasses de feuillets photocopiés, reliés de plastique ou glissés dans une chemise. Des autobiographies. Des traités philosophiques. De fumeuses théories politiques. Nos auteurs avaient infiniment moins d’imagination que ceux de Brautigan. Il y avait cependant quelques raretés, des manuscrits exceptionnels, uniques, que je conservais sur une étagère spéciale. Certains étaient làdepuis plusieurs années mais je me souvenais de leurs auteurs aussi bien que s’ils étaient venus le jour même. Tenez, par exemple, Marin Volant, l’auteur de " Ça souffle". Un grand brun maigre, les cheveux dressés dans tous les sens. Il marchait penché en avant, semblant lutter contre une force invisible. Il m’avait tendu un livre assez grand, étrangement léger. Quand je l’avais posé sur le comptoir, les pages s’étaient feuilletées d’elles-mêmes. Marin Volant avait souri, Dans ce livre, je parle de tous les vents, : le mistral, le sirocco, la tramontane, le foehn, la bise....et croyez moi prendre des notes sous des rafales de 130 Kms/h, ça n’a pas toujours été facile, je me souviens d’un jour....la suite s’était perdu dans un courant d’air venu de nulle part qui l’ avait entraîné vers la sortie. J’ avais dà» me charger de ranger le livre. Un léger bruissement s’échappait toujours des pages.

Et le " Voyage au centre des salades" ! Je n’ai pas pour habitude de critiquer les auteurs. Mais tout de même ! Ce Jean Turtle avait mis une heure et demie pour parcourir les dix mètres qui séparent la porte d’entrée de mon comptoir ! Et trente minutes pour extirper de son sac un livre àla couverture verte ! Par chance, il s’exprimait àvitesse normale, Il s’agit d’un livre consacré aux tortues. Uniquement les tortues. Vingt ans de travail. L’encre est fabriqué avec une macération de terreau et les pages sont en salade véritable : laitue, batavia, scarole... Je l’avais interrompu, Désolé, mais nous n’avons pas de chambre froide pour les ouvrages... périssables. Il avait tapoté la couverture, Pas de problème ! je l’ ai plastifié avec une résine àbase de salive de tortue. Indestructible. Il avait raison. Dix ans après, les feuilles de salade avaient l’air cueillies de la veille. Je me demandai s’il avait pensé àfaire breveter sa résine chélonienne.

Je passai rapidement devant "Solidarité culinaire". Jovial et rondouillard, une cuillère en bois dépassant de la poche de son tablier, Amédée Bonenfant m’avait prévenu d’entrée, d’un ton péremptoire, qu’il tenait au secret le plus absolu, Personne ne comprendrait, il s’agit un concept écologique d’un archaïsme totalement d’avant-garde et qui, en plus, permettrait de réduire le déficit de la Sécurité Sociale... Seulement les préjugés... que voulez-vous les préjugés ! J’avais ouvert le livre au hasard, regardé l’illustration : une famille attablée autour d’ une soupière fumante. Je ne voyais pas très bien où était le problème. Et puis j’avais lu le titre de la recette : "Soupe de grand-mère savoyarde aux herbes sauvages". Toujours aussi jovial l’auteur avait ajouté, Est-ce qu’on vous a déjàdit que vous avez une tête àpot-au-feu ? J’en frissonnais encore.

La vue des dentelles et broderies qui reliait "Mes amours" de Jeanne Déhèmcé me rassénéra. Elle était si grande cette Jeanne, que j’avais dà» lever la tête pour apercevoir son visage. Et maigre ! Un trait pour le corps, surmonté d’un point pour la tête. Avec des gestes très doux elle avait déposé sur le comptoir un livre en tissu. Chacune des cinquante-six pages portait le mot "amour" dessiné avec des épingles de couturière. .Elle avait une voix étrange, àla fois fluide et pointue, Une page par année, cinquante-six années de solitude, avec pour seules amies des épingles, d’abord celle que je ramassais sous la table de ma grand-mère couturière, puis les miennes, quand j’ai pris sa succession. Vous n’imaginez pas de quelle capacité d’amour est capable une petite épingle... Elle avait déposé son épingluscrit, près d’une fenêtre : " Pour qu’elles aient de la lumière..."

A midi, je m’accordai une pose. Installé derrière le comptoir, je déballai un sandwich aux légumes marinés. Depuis l’entrée de " Solidarité culinaire" j’étais devenu végétarien. Je savourais la première bouchée, quand j’entendis une petite voix :

- Monsieur ! Hé ! Monsieur !

Je regardai autour de moi. Personne. Puis quelque chose de rouge s’agita àla limite de mon champ de vision et une petite personne en tenue écarlate, improbable mélange de nain de jardin et de Fée Clochette, sauta d’un bond sur le comptoir et s’assit en face de moi. Je regardai mon sandwich d’un air soupçonneux. Je les prend depuis toujours chez Mos, dans la 6 ème rue. Dans quelle sorte de marinade new-age avait-il fait tremper ses légumes ? Je fermai les yeux, les rouvris. C’était toujours là. Et ça parlait :

- Excusez-moi de vous déranger en plein repas, je m’appelle Sidonie, assistante N° 358 du Père Noë l.

J’ ouvris la bouche pour lui répondre qu’ étant moi-même Saint Nicolas, j’étais àsa disposition, mais le souvenir de l’article 2-387 du règlement rédigé par oncle Adhémar lui-même, En aucun cas d’ un auteur, tu te moqueras, m’en empêcha :

- C’est pour un dépôt de livre ?

- Oui... Mais il me faut d’abord une précision. On peut déposer des livres ici, mais personne ne peut les emprunter n’est-ce pas ?

- Exact, les livres entrent, mais ne sortent pas. Le règlement est formel. Seuls les auteurs peuvent récupérer leur bien en signant une décharge, mais cela ne s’est jamais produit

- Parfait

Elle sortit un livre du sac de toile accroché àson épaule :

- Voilà...

Le titre et le nom de l’auteur se détachaient en lettres dorées sur fond rouge :

Lë on Erèp, " Mémoires"

- Il s’agit d’un anagramme

- Un anagramme ? Lë on Erèp... Le Père Noë l ! Où avais-je la tête !

En trente ans, j’avais vu passer en plusieurs exemplaires la plupart des personnalités qui peuplent les livres d’histoires. J’avais, entre autres, parlé stratégies militaires avec une dizaine de Napoléon et lutte des classes avec quelques Karl Marx. Le Père Noë l c’était une première. Mais il en aurait fallu plus pour me déstabiliser. Question de métier.

Je feuilletai le livre. Il était imprimé sur un papier blanc épais, avec de petites étoiles en filigrane. La table des matières mentionnait une centaine de chapitres, portant chacun un prénom féminin : Anne, Aline, Anastasie, Aurélie, Béatrice, Berthe, Bénédicte... Chaque chapitre détaillait une rencontre. Et quand je dis "détaillait"... Je me sentis rougir, ce qui ne m’était pas arrivé depuis mes treize ans quand la mère de Coraline nous avait surpris derrière le garage.

- Les mémoires du Père Noë l ? Bien sà»r. Très intéressant. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous voulez déposer ce manuscrit ici, où personne ne le lira jamais ? Les mémoires du Père Noë l, ça devrait passionner les foules ?

Le bonnet àpompons s’agita :

- Mais àcause de la Mère Noë l, cher Monsieur, la Mère Noë l ! Imaginez un peu ce qui se passerait si ce manuscrit était rendu public ! On voit que vous ne la connaissez pas ! Elle retournerait illico chez sa mère. Et comme elle est majoritaire dans la société ... Vous imaginez le désastre ! Une entreprise en faillite, quatre mille personnes au chômage ! Sans Mère Noë l, plus de travail ! plus de cadeaux ! plus de Noë l !

Je me levai pour prendre le registre, bien décidé àne pas me laisser entraîner dans une discussion sur l’activité économique de la famille Noë l. Je sortis un stylo neuf dans la boîte aux fournitures et retournai m’asseoir. L’assistante N° 358 du Père Noë l avait disparu. Mais le livre était toujours là. Très bien. Mon travail consistait précisément àenregistrer des manuscrits, pas àconverser avec une personne haute comme mon bras et habillée en carnaval. J’ inscrivis l’entrée du manuscrit N° 367 809, rangeai les "Mémoires" de Lë on Erèp tout en haut d’une étagère et terminai mon déjeuner. En me penchant pour jeter l’emballage du sandwich, je remarquai un morceau de papier portant un message écrit àl’encre dorée : "Avec mes remerciements. Le Père Noë l. N’oubliez pas vos petits souliers ce soir..." .

À dix-sept heures, je rangeai registre et stylos et enfilai mon pardessus.

À dix-sept heures une, j’éteignis les lumières.

À dix-sept heures deux je déposais mes charentaises devant le radiateur.

J’aime enfiler des pantoufles tièdes, il n’y a pas de mal àça.

De toutes façons, il n’y a pas de cheminée àla S.P.L

Et le Père Noë l n’existe pas, TOUS les humains de plus de sept ans sont au courant.

Mais LUI, le Don Juan des nuages, est-ce qu’il le savait ?

©Michelle Martinelli Décembre 2001-Décembre 2003

* Richard Brautigan "L’avortement" Points-Seuil

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